Une belle aventure, que Michel et Paulette pourront nous raconter...
J'ai vécu au Manoir les premières années de ma vie. Comme à nous tous, en famille ou en stage, Alain racontait des histoires aux enfants du Manoir. J'ai gardé très vivant le souvenir d'un soir : notre écoute et notre attention donnaient à l'espace de la pièce une densité palpable qui nous rapprochait les uns des autres, l'air vibrait de la voix d'Alain qui me menait à la fois hors des murs et au cœur de moi-même, et les silences accueillaient une qualité particulière de Présence.
En inventant l'histoire, Alain me permettait de m’inventer, en sécurité.(Hélène)
Publié par Alain en 1967 dans : « Pour et par les parents »,
Bulletin
du Centre d’Action
contre le danger de l’inadaptation scolaire, familiale et
sociale.
Images d’une institution
A propos de l’Institut Médico-Pédagogique
« Le Manoir Emilie » à Arvert
Vous
vous êtes certainement déjà traîné à quatre pattes chez vous pour voir le monde
avec les yeux de votre jeune enfant.
Vu
du haut de « trois pommes », votre appartement n’est-il pas bien
différent ?
Pour
vos enfants, vous êtes parents de droit divin, pour d’autres enfants, vous êtes
« un monsieur et une dame », pour un automobiliste, vous êtes un
piéton, pour votre chien, vous êtes Dieu.
Ce
qui est vrai de la personne de chacun de nous, l’est sans doute davantage d’un
établissement ; qui, plus que de murs et de toits, plus que d’installations
et de finitions, est constitué d’un enchevêtrement complexe de relations
humaines, donc de perceptions individuelles, d’images.
Avant
de tenter de vous présenter notre établissement sous notre angle de vision,
nous vous proposons de brefs coups d’œil sous des perspectives différentes.
Comment
le « Manoir Emilie » est-il vu :
- Par les enfants qui y sont rééduqués ?
- Par leurs parents ?
- Par le visiteur ?
- Par le technicien ?
- Par les pouvoirs publics ?
Comment
enfin, nous, équipe de l’établissement percevons-nous notre service ?
Ce que voient
les enfants
Pour
les internes, le « Manoir Emilie » prend essentiellement le
visage de leur rééducatrice.
Pour
quelques-uns, l’établissement apparaît comme une présence écrasante et
dominatrice. « Vous voulez remplacer nos parents », disent-ils.
Pour
d’autres, c’est « la maison » tout simplement, on y est chez soi.
Pour
d’autres enfin, heureusement, le « Manoir Emilie » apparaît comme une
organisation auxiliaire des parents : « On est ici pour faire des
progrès, puis on revient chez soi… »
Vu
par les internes, le « Manoir » paraît peut-être une redoutable et
attirante coalition d’adultes que l’on aime bien, dont on attend trop, dont on
a besoin et qu’il faut parfois rejeter. « Nous voulons nous en aller… »
disaient au cours d’une « boîte à questions » quelques enfants en fin
de rééducation et dont la sortie était prévue. « Tout à fait d’accord,
parlez-en avec vos parents pendant les vacances de Pâques » leur fut-il
répondu.
Au
retour des vacances de Pâques, leur sortie étant décidée, l’ambivalence profonde
de leurs sentiments se manifestait ainsi : « Nous voulons rester,
après tout nous en avons le droit ! »
Pour
les semi-internes, le « manoir » paraît une école
particulièrement agréable, où l’on joue beaucoup, où les activités sont variées
et où l’on est gentil. Un assez grand nombre d’entre eux envient leurs
camarades de l’internat. Beaucoup viennent spontanément le jeudi. Ils n’ont pas
les sentiments contradictoires et puissants des internes envers l’apparence
maternelle de la maison, ils sont des écoliers satisfaits d’un milieu éducatif.
Ce que voient
les parents
Il y
a deux groupes de parents : ceux qui ont désiré, cherché et compris le
placement et ceux à qui il a été imposé de manière plus ou moins autoritaire
par des autorités médicales, sociales ou judiciaires.
Il
est aisément compréhensible que l’établissement ne soit pas perçu de la même
manière par les deux groupes.
Pour
ceux à qui le placement a été imposé, quoi qu’on fasse et quoi que l’on dise,
la maison apparaît comme une délégation des « autorités », une
rivale, une puissance écrasante avec laquelle on n’est pas à égalité de moyens.
Ceci du moins, jusqu’au jour où ces parents acceptent en quelque sorte de « reprendre
à leur compte » le placement, de le présenter à l’enfant comme venant d’eux-mêmes.
On peut cependant raisonnablement penser qu’il restera toujours quelque chose
du premier choc.
Les
parents qui ont compris et désiré le placement ont une vision très différente :
le placement représente pour eux un espoir, souvent l’aboutissement d’une
longue recherche, parfois une très réelle libération. Beaucoup de problèmes
peuvent se poser, mais ils voient l’établissement comme une organisation au
service de leurs enfants, aussi bien qu’à leur service, ce qui nous apparaît
fondamentalement juste.
Ce que voit le
visiteur
Le visiteur
voit une sorte de hameau passablement disparate autour d’une maison du
dix-huitième siècle, simple et rustique. C’est la campagne, beaucoup d’herbe,
de verdure… et de boue en hiver ! Un assez grand chantier sortant de terre
à gauche du bâtiment central prépare les bâtiments neufs du futur internat.
Le
visiteur non technicien visite une maison d’enfants semblable à beaucoup
d’autres. L’ambiance y est nettement familiale. Les internes y font partie de
groupes de vie à faible effectif. Chaque groupe dispose d’un ensemble de locaux
qui lui est propre : dortoirs, salles de jeux, sanitaire, et y prend ses
repas. Actuellement, tous les recoins de l’ancienne maison sont utilisés par
les enfants, ce qui donne à la distribution des groupes une fantaisie que nous
espérons retrouver dans les futurs bâtiments neufs.
Ce que voit le
technicien
Pour
le technicien, c’est un centre de rééducation animé par une équipe comprenant à
ce jour : un médecin psychiatre (un jour et demi par semaine), un médecin
généraliste, un psychologue plein temps, un psychologue à temps partiel, un
kinésithérapeute plein temps, une rééducatrice plein temps, neuf éducatrices et
éducateurs, quatre institutrices, une assistante sociale à mi-temps.
Les principales
techniques de rééducation employées sont :
- Les rééducations psycho-motrices de toutes sortes (pratiquées par tous les enfants, individuellement ou par groupes).
- Les rééducations intellectuelles, (orthophonie logique –méthode Diénès, calcul –méthode Jaulin-Mannoni, rééducation de la perception –méthode Frostif, etc.) pratiquées par tous les enfants, par groupes.
- Psychothérapie et relaxation passive (individuellement, chaque semaine, plus de la moitié de l’effectif).
Ce que voient
les pouvoirs publics
Il
serait bien faux et bien injuste de laisser entendre que la vision des
représentants des pouvoirs publics est uniquement réglementaire ou financière.
Tous ceux que nous avons connus se sont montrés remarquablement sensibles aux
aspects humains de nos problèmes et ont été souvent pour nous des appuis
compréhensifs et sûrs.
Il n’en
demeure pas moins que c’est d’abord sous l’aspect réglementaire que l’établissement
apparaît aux pouvoirs publics.
Le « Manoir
Emilie » est un institut médico-pédagogique pour enfants débiles moyens
(Q.I 50 à 65) comprenant 50 lits d’internat, 20 places de semi-internat, 7 places
de placement familial spécialisé. Il est contrôlé et inspecté par la direction
de l’Action sanitaire et sociale, par la Sécurité sociale, par le juge des
enfants, par l’Education nationale, etc.
L’établissement
ne doit donc accepter que des enfants répondant à sa définition et ne pas
garder ceux qui n’y répondent plus, ce qui nous met quelquefois dans une
situation délicate lorsque des progrès sont à la fois rapides et fragiles !
Bien entendu, ses structures et son fonctionnement sont soumis à toute la
réglementation en cours.
Ce que l’équipe
du « Manoir Emilie »
voit d’elle-même
L’équipe
du « Manoir Emilie » se voit certainement d’abord comme un
mouvement, comme une recherche, une constante remise en question d’elle-même ;
le « Manoir Emilie » s’est transformé en institut médico-pédagogique
en 1963 seulement ; le mouvement a été rapide et incessant.
On
peut dire aussi que ce mouvement a été facile pendant ces quatre années parce
que le but à atteindre était clairement défini. Il fallait répondre le plus
rapidement possible à toutes les exigences réglementaires, il fallait devenir
le plus rapidement possible un institut médico-pédagogique correct, conforme
aux définitions acquises.
Si l’on
veut bien admettre que tel est le cas, nous nous trouvons en face de deux
séries de constatations qui orientent l’actuelle recherche.
Un « centre
de rééducations »
est efficace et
nécessaire
Cette
série de constatations est positive ; elle enregistre un certain
nombre de succès indiscutables. Il est possible, grâce à des rééducations
correctement conduites defaire passer un enfant au-dessus de barrières qui
auraient marqué pour lui des limites infranchissables.
Des
redressements inespérés, des acquisitions surprenantes sont parfois possibles.
Les
techniques de rééducation ont fait la preuve de leur nécessité.
Cette seule constatation suffit à établir une des lignes de recherche, un des
axes du mouvement de l’avenir : une recherche scientifique, menée
par des équipes multiprofessionnelles, pour améliorer ces techniques.
Bien
entendu, les établissements n’ont ni les moyens ni la prétention de pouvoir
mener seuls cette recherche ; ils peuvent cependant y contribuer dans la
mesure de leurs moyens, ils en ont, en tous cas, le plus urgent besoin.
Un « centre
de rééducations » est insuffisant
Cette
série de constatations est plutôt négative, elle constate le caractère parfois
morcelé, parcellaire et discontinu du travail de rééducation. Sur le plan social,
tout d’abord, on ne peut qu’être angoissé par la disproportion entre les
besoins et les possibilités ; les demandes d’admission s’accumulent à une
telle cadence qu’on en est conduit à se demander si une multiplication
suffisante des établissements est envisageable et si on ne devrait pas penser à un travail de prévention comme à
une première urgence.
Sur le
plan individuel, et c’est encore plus grave, les définitions réglementaires
sont telles qu’elles obligent souvent à faire rentrer l’enfant de force dans
les définitions à la manière du géant légendaire de l’Antiquité qui mettait ses
victimes à la taille de son lit en les allongeant ou en les raccourcissant
chirurgicalement.
La
prise en charge des handicapés mentaux par la collectivité est un progrès qu’il
faut saluer et applaudir. Encore faut-il savoir qu’elle n’est actuellement
effectuée par la Sécurité sociale que par assimilation de l’inadaptation à une
maladie ; assimilation fort utile lorsqu’elle peut être effectuée sans acrobatie,
mais fort nuisible à tous ceux qui ne présentent pas de troubles « reconnus ».
Et, dans un domaine aussi nouveau, aussi mouvant, qui pourrait affirmer que le
catalogue des troubles reconnus est insuffisamment complet ?
On doit
ainsi souvent refuser d’accepter de prendre des enfants en rééducation pour le motif « qu’ils feraient des progrès trop
vite » ce qui poserait d’insurmontables problèmes lorsque le milieu
familial n’est pas apte à les reprendre. Constatation paradoxale qui cependant
a le mérite de nous obliger à élargir notre regard et à marquer à la famille sa
vraie place, essentielle, dans la rééducation de l’enfant. De toutes
manières, il serait faux de vouloir rééduquer un enfant sans s’assurer que sa
famille pourra l’accompagner dans sa progression. Ce serait risquer d’agir de
manière comparable à ces centres de soins de Calcutta qui prennent en charge
les malheureux mourant de faim dans la rue, les nourrissent, leur redonnent des
forces, puis les renvoient à l’endroit même où ils avaient été recueillis.
La famille, l’enfant,
l’établissement
Il
faut ici, lecteurs, rendre un juste tribut à votre association, à notre
association désormais. C’est par votre action, et plus précisément par les
personnes de MM. Matisson et Astruc que nous avons été interpellés et
convaincus. Nous n’insisterons pas sur cette relation « tripolaire »
si bien décrite par M. Matisson entre l’enfant, la famil le et l’établissement.
Qu’il nous suffise de dire que de l’introduction à part entière des familles
dans le champ de conscience de notre équipe est en train de transformer
profondément notre vision des problèmes.
Nous
n’envisageons de marche en avant, de progression de notre travail, qu’accompagnés
par les familles, en libre dialogue, à égalité avec elles. Nous remercions
sincèrement le Centre d’action contre les dangers de l’inadaptation de cet « élargissement
du regard » qu’il nous a aidé à découvrir.
Nous
pressentons d’ailleurs d’autres prises de conscience.
Par-delà
l’indispensable traitement des troubles, n’avons-nous pas à redécouvrir le
service de la personne de l’enfant ?
Au service de
la personne de l’enfant ?
Nous
ne pouvons ici que transmettre des pressentiments, des hypothèses, des
interrogations.
Est-il
raisonnable de séparer la prévention d’une part, le traitement et la suite d’autre
part ?
Un
exemple pratique courant sera le suivant : la Commission
médico-pédagogique de l’Education nationale reconnaît un enfant comme inadapté,
il sera placé en institut médico-pédagogique, peut-être assez loin de chez lui,
puis en institut médico-professionnel, en un autre lieu encore, d’où on lui
trouvera une place. Cette promenade, parfois tragique, de l’enfant n’est pas
forcément inscrite dans la nature des choses.
Dans
le système anglais, par exemple, un seul et même service a la responsabilité de
la prévention, du traitement et de la suite ; c’est le Service de santé
scolaire anglais qui reçoit comme instructions strictes de ne « placer »
l’enfant loin de chez lui qu’en cas de nécessité absolue.
Serait-il
impensable d’insister sur l’aspect « local » des établissements ?
Pour
notre part, en tous cas, nous aimerions être tout simplement « cantonal ».
Peut-être
d’ailleurs l’interrogation doit-elle aller plus profond : ne faut-il pas s’interroger
sur la notion même d’ « établissement » ?
Trop
souvent, chaque établissement est une île ; trop souvent, nous nous
ignorons, nous travaillons à côté les uns des autres sans travailler ensemble.
Je
crois d’ailleurs que c’est essentiellement notre faute et que nous pourrions
vivre différemment dans le cadre réglementaire actuel.
Dirai-je
pour conclure que l’équipe du « Manoir » s’éveille à la conscience
des « autres ».
Nous
commençons timidement à laisser pénétrer au cœur de nos synthèses, des réalités
vitales pour l’enfant : sa famille, son avenir professionnel, la
prévention possible, la post-cure nécessaire.
Nous
voudrions pouvoir aussi nous situer au sein d’un ensemble coordonné,
élargir la notion d’équipe à l’ensemble des efforts d’entraide vécus dans un
même lieu.
Nous
voulons un centre de rééducation.
Nous
voudrions aussi pouvoir nous sentir un des moyens de l’équipe médico-sociale
locale, qui regrouperait tous les efforts d’organisation, de prévention, de
rééducation, de post-cure et d’animation pour permettre à un nombre plus grand
d’enfants d’accéder, sans blessures trop graves, à la vie qu’ils auront
choisie.
Pasteur A.
Masson
Dépérissement progressif des paroisses traditionnelles ;
Publié par Alain en juin 1966 dans « Dialogue »,
publication internationale de langue française
du Mouvement Chrétien pour la Paix
Réflexions
sur
le service
dans un
Institut médico-pédagogique
Voici
un texte qui nous a été envoyé providentiellement alors que nous terminions le
sommaire de ce n°3 de Dialogue. Ce vivant témoignage illustre l’un des
multiples visages du « service ».
C’est
à propos d’un fort modeste Institut médico-pédagogique (I.M.P.) de
Charente-Maritimes qu’ont été écrites ces lignes. La vie d’un I.M.P. est un
travail d’équipe ; ici : une équipe chrétienne dans sa majorité. Le
travail d’I.M.P. est technique. Les enfants qui nous sont confiés (débiles
moyens) sont recrutés localement dans une région à bien des égards
sous-développée ; une très petite minorité d’entre eux a une famille
normale.
Evangile
– Equipe – Technique – Souffrance – Attente – de ces mots
« chargés », lequel dominera ? Lequel fécondera les
autres ? Peuvent-ils former faisceau ? Pour nous conduire où ?
Les
réflexions qui suivent n’ont pas de portée générale ; nourries d’une
expérience extrêmement particulière, elles sont apportées pour information.
Le débile est
pauvre
Dans
le numéro spécial d’« Esprit » consacré à l’Enfance Inadaptée,
le Docteur Olivennes Olievenstein nous présente ainsi le débile :
Ce
qui le définit, c’est sa lenteur, son étourderie, son instabilité, sa
turbulence, sa dispersion, ses faibles capacités d’abstraction. C’est un
dysarthrique, dyslexique, dysgraphique, dysharmonique, dyslatéralisé ; un
maladroit, un malappris, un malentendant, un malaimé. Tous les « dys »
et tous les « mal » s’accumulent dans son dossier. Ce qui frappe,
chez lui, ce sont les manques, les lacunes, les carences, la somme des
handicaps qui sont accessibles à une rééducation, l’inégalité de ses aptitudes,
la différence de ses performances…
Le
débile est « pauvre ». Une pauvreté qui nous appelle et derrière
laquelle nous devinons un visage au sourire familier. Pour nous, le débile
n’est pas un malade un élève, un cas. Il est un « autre », un
prochain.
Cette
phrase si banale contient cependant à la fois un choix et un programme :
le but du travail de l’I.M.P. n’est pas d’abord la « rééducation »
comprise médicalement, ce qui dans la pratique existe assez fréquemment. On
admet sur certificat médical, on décide de la sortie sur ordonnance médicale
lorsque le quotient intellectuel a atteint les limites légales. Que deviendra
l’enfant ? Là n’est pas la question.
Le
but du travail de l’I.M.P. n’est pas non plus exclusivement la
« réadaptation » de l’inadapté. Il ne s’agit pas d’abord de rendre
des ouvriers et des ouvrières à la production nationale, comme le voudrait la
théorie que défendait récemment un haut fonctionnaire du département :
« Ne nous occupons pas des débiles profonds, occupons-nous d’abord des
débiles moyens qui sont récupérables. »
Dire
que pour nous le débile est un « prochain », c’est prendre parti dans
un débat théorique sur le rôle des I.M.P., c’est choisir. Un
« prochain » est « unique ». Il demande d’abord rencontre
respectueuse, amitié, écoute attentive. Notre but : le conduire au bonheur
qu’il a choisi ; et il semble que souvent ces « Pauvres »
choisissent des bonheurs humbles : sécurité, stabilité, affection. Si nous
voulons les écouter, ce qu’ils nous demandent, c’est de ne pas les abandonner.
Ils voudraient pouvoir compter sur nous. Ils savent apprécier ce que l’on fait
pour « s’occuper d’eux », comme ils disent, mais ils ont peur que
nous ne soyons pour eux source abondante brutalement tarie, que nous donnions
beaucoup mais pas pour longtemps.
Un
« signe » pour le Pays du Marais
Notre
« prochain » veut être connu, il veut être écouté ; il est prêt
à nous donner sa confiance, mais il attend de nous un engagement qui ne trompe
pas. La rencontre du Pauvre est mise à l’épreuve de la vérité de celui qui lui
tend la main. Pour nous, l’annonce évangélique est à prendre dès maintenant au
pied de la lettre. Le Pauvre nous juge. La qualité de notre amour est mise par
lui à l’épreuve d’une manière dramatique puisque, comme toujours, il est la
seule victime : nos faux amours le tuent, voilà le jugement.
Ceux
qui ont atteint une certaine profondeur d’intimité avec les gens du marais
racontent que ceux-ci voient l’Eglise comme une tradition, un souvenir (qui
leur est souvent cher), un passé, comme un lieu de « belles
paroles », comme un rassemblement commémoratif. Pour qu’ils croient que
l’Eglise est un instrument d’amour et de paix, le lieu d’une présence qui
sauve, il leur faudrait un signe : il faudrait qu’ils la voient se montrer
servante efficace et désintéressée. Ils disent cela.
Je
suis frappé de constater que dans le Nouveau Testament on parle avec beaucoup
de naturel de non-chrétiens et de magiciens qui opéraient des miracles et des
« signes ». Jésus a donné, avec prudence et parcimonie, des signes de
sa puissance, dans la forme, de la manière dont on les attendait.
Je
me demande, simple question personnelle, si l’Oeuvre de l’Eglise n’est pas
appelée à être le signe d’Amour efficace et désintéressé que ce pays
attend. Une organisation de placement familial spécialisé et de semi-internat
nous pousse dans cette direction.
Il
serait cependant naïf de croire qu’il suffit de faire quelques efforts pour
ouvrir l’Œuvre sur le pays, pour recueillir sans aventure les fruits d’un beau
témoignage. Il est difficile de plaire longtemps aux gens du Marais…
Avec
les enfants du pays doivent normalement entrer dans l’œuvre les vexations
interminables, les susceptibilités enfantines qui sont la vie quotidienne d’un
pays dont les habitants ne savent pas vivre ensemble.
Notre
témoignage sera critiqué, soupçonné, interprété, des manœuvres religieuses ou
électorales nous seront prêtées. C’est normal.
Mais
il y a et il y aura une question posée au pays. Autre est celui qui
sème, autre celui qui moissonne, autre celui qui laboure… Dieu veut peut-être
faire de cette Œuvre, pour ce pays, un soc de charrue qui brise et roule
l’épaisse et stagnante conviction que « Dieu ne sert à rien et que tout ça
c’est des affaires de femme… » Un très petit signe pour les gens du Marais, équivoque, ambigu, trompeur, comme tous les signes. Ce n’est d’ailleurs pas à
nous de définir notre signification, mais, bonne ou mauvaise, elle sera
cherchée. L’œuvre est regardée, interprétée, épiée, attendue, jugée. Dieu fasse
que nous sachions lui laisser la place…
Technique et
Témoignage
Nous
parlons de « témoignage », mais des non-chrétiens ne font-ils pas le
travail d’un I.M.P. et ne le font-ils pas, parfois, mieux que nous ?
Savoir
si l’on peut, et comment l’on peut vivre ensemble travail technique et
témoignage est pour nous une question centrale : le travail purement
technique de l’œuvre se caractérise, comme toutes les autres techniques, par un
détour apparent, une abstraction. Pour aller vers l’enfant, on passe par le dossier.
Le
dossier, une somme d’abstraction et de séparations. Séparation entre les
huit services qui constituent à l’heure actuelle l’Œuvre : séparation du
domaine social, scolaire, médical somatique, médical psychiatrique, rééducation
psychomotrice, etc. Abstraction : le quotient intellectuel, les
carences psychomotrices, l’autisme, le désir du sein maternel, les
observations, les graphiques, etc.
La technique
qui sépare et abstrait appelle une coordination accrue : réunions d’équipe,
réunions de synthèse, réunions des familles, des institutrices, des
psychologues, des médecins. Le caractère abstrait et sévère de la technique
rebute souvent ceux qui n’y sont pas préparés ; Ceux-ci soupirent après le
bon temps où l’on faisait tout soi-même, supplient que l’on arrête la marche en
avant. L’abstraction qui les entoure les effraie.
Faut-il
donc nous arrêter devant la technique et la refuser ? Pour un I.M.P. c’est
une solution purement et simplement impossible, pour toutes sortes de
raisons dont je n’en donnerai qu’une : à l’heure actuelle les techniques
de rééducation ne sont pas très efficaces, mais elles permettent cependant des
progrès que l’enfant n’atteindrait pas sans elles.
Notre
témoignage doit donc consister en une certaine maîtrise des techniques
employées. L’équipe de techniciens doit avoir une âme. Pour le moment, c’est
dans une certaine mesure ce que nous vivons. Ceci n’est nullement un sujet de
gloire et nous a été purement et simplement donné.
Ce
qui est intéressant, c’est que l’existence d’une équipe unie vers un but
commun, qui cherche le sens de son travail dans la prière, a justement donné à
la maison une richesse en techniciens anormale pour la région.
Il y
a beaucoup de techniciens qui sont prêts à renoncer à bien des avantages pour
travailler dans une équipe qui soit autre chose qu’une assemblée de techniciens.
Notre expérience semble le prouver : nous n’avons plus vraiment de
problème de personnel. Un certain nombre de gens de valeur viennent et restent…
Une certaine manière d’utiliser joyeusement et sans illusions les techniques
serait ainsi un aspect du témoignage attendu.
Prendre
au sérieux les techniques c’est, je crois, non pas en avoir peur, les
considérer comme des outils indispensables mais d’usage étroitement limité.
Les
limites de la technique sont si vite atteintes que l’on pourrait dire qu’elle
appelle l’intercession.
L’intercession,
cet état d’impuissance où l’on a usé sans résultat les outils dont on
disposait, et l’on se trouve mains nues devant une créature qui se perd. L’intercession,
le moment où l’on prend conscience du fait que ce n’est pas contre la chair ou
le sang, contre des oligophrénies ou des dyslexies que nous luttons, mais
contre la puissance de la Mort ; et que ce n’est pas nous qui pouvons
lutter.
L’intercession
ne me paraît pas faite de formules ou d’appels au secours ; je la vois
comme un état dans lequel on est établi et dans lequel nous travaillons :
une connaissance intime de la vanité de nos efforts et une très grande
libération pour multiplier nos tentatives. Ce qui bloque et immobilise, ce sont
les peurs de toutes sortes. L’état d’intercession me paraît un état libre de
peurs. Parce que les vrais résultats ne nous appartiennent pas, nous pouvons
innover hardiment. Nos efforts sont nécessaires, de toutes manières ils ne
seront pas suffisants.
Salaires et
serviteurs
Il y
a, dans l’Œuvre, ceux qui ne touchent pas à proprement parler un salaire :
Diaconnesses et ménage pastoral. La majorité des membres de l’équipe est correctement
payée ; on pourrait peut-être se demander où se situent le témoignage et
la consécration d’une équipe dont la majorité est bien payée pour être là. Je
crois que ce serait un faux problème. Une certaine qualité de relation vraie
avec l’enfant peut être indépendante du montant du salaire. Cette qualité d’amour
ne peut s’acheter, elle doit être donnée et reçue sans mesure. Tant d’autres
choses que les questions d’argent peuvent la troubler ! la tentation des
serviteurs bénévoles est bien souvent la pernicieuse recherche de compensations
affectives !
La
possibilité de recevoir un salaire normal paraît souvent un facteur d’équilibre
pour les individus. La possibilité de donner un salaire normal est certainement
un facteur d’équilibre pour l’Œuvre.
Il
peut même arriver que l’œuvre, en employant à temps partiel des Serviteurs de l’Eglise,
puisse contribuer à l’équilibre de l’Eglise locale. Par exemple :
une Sœur
de paroisse, chargée de travaux manuels dans l’œuvre, peut avoir sa Sécurité
sociale prise en charge de cette manière.
pour
le ramassage des enfants du semi-internat (2 à 3 heures de conduite de car par
jour) le tarif officiel est à peu près celui du traitement pastoral. Qui
vivrait de ce travail pourrait consacrer le reste de son temps à d’autres
formes de service du pays.
tel pasteur
diplômé de psychologie pourrait en peu d’heures assurer sa subsistance et
disposer de beaucoup de temps pour d’autres formes de service.
L’ Œuvre
peut recevoir beaucoup de ces ministères annexes. Techniquement elle peut
recevoir davantage qu’elle ne recevrait de la part d’inconnus, spirituellement
ils font partie de l’équipe et peuvent apporter une ouverture à ceux qui
travaillent à longueur d’année dans un cadre fermé. Eux ne sont pas limités pas
les nécessités routinières de la maison ; ils peuvent vivre dans le monde
du gratuit, de l’attente, de la contemplation dont l’Œuvre a tant besoin.
Tel un courant
marin
Un récit
local m’a toujours paru parabole : les courants marins sont puissants sur
la Côte Sauvage. On raconte que deux hommes des environs, emportés par le
courant loin des côtes, eurent le grand courage de se laisser porter hors de
vue et pendant quinze kilomètres, sachant qu’en un point, enfin, le courant
toucherait terre. Ils furent sauvés. A lutter contre le courant ils se seraient
infailliblement noyés. Un courant marin est invisible, absolument ; on ne
le connaît que par ses effets.
Pensant
à cette maison, à tous ceux qui y ont souffert autrefois dans la solitude et la
pauvreté, et pensant à toutes les portes qui se sont ouvertes, à toutes les
bénédictions reçues, à toutes les possibilités offertes depuis une douzaine d’années,
je me demande s’il n’existe pas des sortes de courants dans la vie de l’Eglise.
Un courant fort et invisible porterait aujourd’hui l’Œuvre ? L’ Œuvre est
attendue, espérée par les gens du Marais, nous l’avons dit. Elle est également
comprise par l’Eglise locale. Dans la région même, l’attention qui lui est
portée est réelle.
On
dirait que la forme particulière du témoignage de l’ Œuvre est particulièrement
accessible aujourd’hui ; particulièrement à des jeunes qui attendent de l’Eglise
l’enseignement d’une piété qui soit nourrie des luttes et des efforts de leur
personne tout entière et qui trouvent un espoir d’unité intériere dans le
travail dans une Œuvre
Attente
des paroisses : à une réunion récente du conseil presbytéral de l’Eglise
locale, le Pasteur disait que l’histoire des quinze dernières années dans le
secteur pouvait se définir en trois signes :
Dépérissement progressif des paroisses traditionnelles ;
Impossibilité apparente d'élargir le petit noyau de fidèles actifs ;
Développement spectaculaire des trois œuvres.
Il
se demandait si ce qui se développe spontanément dans et autour des Œuvres n’est
pas figure d’une des formes de l’Eglise de demain. Le Diaconat, espoir de l’Eglise
locale, a en tout cas besoin des Œuvres pour se constituer.
Attente
des Pouvoirs Publics : il faut avoir vu quelques réunions officielles dans ce
domaine pour mesurer clairement à quel point l’argent et le pouvoir ne sont
rien lorsqu’on n’a pas les hommes, et lorsqu’on n’a pas chez ces hommes,
compétence, sérieux et dévouement.
« Vous
avez de la chance de pouvoir travailler », me disait un haut
fonctionnaire, « moi je sais ce qu’il faut faire et je ne le peux pas… »
C’est
un aspect assez nouveau pour beaucoup d’œuvres d’Eglise que d’être « enviées »
sans que cela soit vraiment justifié d’ailleurs. Ce qui est envié, c’est un
état d’esprit, une atmosphère…
Beaucoup
de portes sont ouvertes, beaucoup de chemins sont déblayés, le courant porte… C’est
vers une spiritualité vécue de l’amour et du service, de l’intercession et de
la rencontre que nous voulons aller. Un moment viendra peut-être où pour garder
cette direction, il faudra quitter le courant favorable et lutter
douloureusement contre lui. Pour le moment, il faut se réjouir de la
convergence heureuse qui nous est donnée « pour ce jour ».
Alain Masson
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