jeudi 20 juin 2013

L'aventure du Manoir Emilie : deux articles d'Alain (1966 et 1967)




Une belle aventure, que Michel et Paulette pourront nous raconter...
J'ai vécu au Manoir les premières années de ma vie. Comme à nous tous, en famille ou en stage, Alain racontait des histoires aux enfants du Manoir. J'ai gardé très vivant le souvenir d'un soir : notre écoute et notre attention donnaient à l'espace de la pièce une densité palpable qui nous rapprochait les uns des autres, l'air vibrait de la voix d'Alain qui me menait à la fois hors des murs et au cœur de moi-même, et les silences accueillaient une qualité particulière de Présence. 
En inventant l'histoire, Alain me permettait de m’inventer, en sécurité.(Hélène) 

Publié par Alain en 1967 dans : « Pour et par les parents »,
Bulletin du Centre d’Action 
contre le danger de l’inadaptation scolaire, familiale et sociale.






Images d’une institution

A propos de l’Institut Médico-Pédagogique 

« Le Manoir Emilie » à Arvert


Vous vous êtes certainement déjà traîné à quatre pattes chez vous pour voir le monde avec  les yeux de votre jeune enfant.
Vu du haut de « trois pommes », votre appartement n’est-il pas bien différent ?
Pour vos enfants, vous êtes parents de droit divin, pour d’autres enfants, vous êtes « un monsieur et une dame », pour un automobiliste, vous êtes un piéton, pour votre chien, vous êtes Dieu.
Ce qui est vrai de la personne de chacun de nous, l’est sans doute davantage d’un établissement ; qui, plus que de murs et de toits, plus que d’installations et de finitions, est constitué d’un enchevêtrement complexe de relations humaines, donc de perceptions individuelles, d’images.
Lire la suite

Avant de tenter de vous présenter notre établissement sous notre angle de vision, nous vous proposons de brefs coups d’œil sous des perspectives différentes.
Comment le « Manoir Emilie » est-il vu :
  • Par les enfants qui y sont rééduqués ?
  • Par leurs parents ?
  • Par le visiteur ?
  • Par le technicien ?
  • Par les pouvoirs publics ?
Comment enfin, nous, équipe de l’établissement percevons-nous notre service ?


Ce que voient les enfants

Pour les internes, le « Manoir Emilie » prend essentiellement le visage de leur rééducatrice.
Pour quelques-uns, l’établissement apparaît comme une présence écrasante et dominatrice. « Vous voulez remplacer nos parents », disent-ils.
Pour d’autres, c’est « la maison » tout simplement, on y est chez soi.
Pour d’autres enfin, heureusement, le « Manoir Emilie » apparaît comme une organisation auxiliaire des parents : « On est ici pour faire des progrès, puis on revient chez soi… »
Vu par les internes, le « Manoir » paraît peut-être une redoutable et attirante coalition d’adultes que l’on aime bien, dont on attend trop, dont on a besoin et qu’il faut parfois rejeter. « Nous voulons nous en aller… » disaient au cours d’une « boîte à questions » quelques enfants en fin de rééducation et dont la sortie était prévue. « Tout à fait d’accord, parlez-en avec vos parents pendant les vacances de Pâques » leur fut-il répondu.
Au retour des vacances de Pâques, leur sortie étant décidée, l’ambivalence profonde de leurs sentiments se manifestait ainsi : « Nous voulons rester, après tout nous en avons le droit ! »

Pour les semi-internes, le « manoir » paraît une école particulièrement agréable, où l’on joue beaucoup, où les activités sont variées et où l’on est gentil. Un assez grand nombre d’entre eux envient leurs camarades de l’internat. Beaucoup viennent spontanément le jeudi. Ils n’ont pas les sentiments contradictoires et puissants des internes envers l’apparence maternelle de la maison, ils sont des écoliers satisfaits d’un milieu éducatif.


Ce que voient les parents

Il y a deux groupes de parents : ceux qui ont désiré, cherché et compris le placement et ceux à qui il a été imposé de manière plus ou moins autoritaire par des autorités médicales, sociales ou judiciaires.
Il est aisément compréhensible que l’établissement ne soit pas perçu de la même manière par les deux groupes.
Pour ceux à qui le placement a été imposé, quoi qu’on fasse et quoi que l’on dise, la maison apparaît comme une délégation des « autorités », une rivale, une puissance écrasante avec laquelle on n’est pas à égalité de moyens. Ceci du moins, jusqu’au jour où ces parents acceptent en quelque sorte de « reprendre à leur compte » le placement, de le présenter à l’enfant comme venant d’eux-mêmes. On peut cependant raisonnablement penser qu’il restera toujours quelque chose du premier choc.
Les parents qui ont compris et désiré le placement ont une vision très différente : le placement représente pour eux un espoir, souvent l’aboutissement d’une longue recherche, parfois une très réelle libération. Beaucoup de problèmes peuvent se poser, mais ils voient l’établissement comme une organisation au service de leurs enfants, aussi bien qu’à leur service, ce qui nous apparaît fondamentalement juste.


Ce que voit le visiteur

Le visiteur voit une sorte de hameau passablement disparate autour d’une maison du dix-huitième siècle, simple et rustique. C’est la campagne, beaucoup d’herbe, de verdure… et de boue en hiver ! Un assez grand chantier sortant de terre à gauche du bâtiment central prépare les bâtiments neufs du futur internat.
Le visiteur non technicien visite une maison d’enfants semblable à beaucoup d’autres. L’ambiance y est nettement familiale. Les internes y font partie de groupes de vie à faible effectif. Chaque groupe dispose d’un ensemble de locaux qui lui est propre : dortoirs, salles de jeux, sanitaire, et y prend ses repas. Actuellement, tous les recoins de l’ancienne maison sont utilisés par les enfants, ce qui donne à la distribution des groupes une fantaisie que nous espérons retrouver dans les futurs bâtiments neufs.


Ce que voit le technicien

Pour le technicien, c’est un centre de rééducation animé par une équipe comprenant à ce jour : un médecin psychiatre (un jour et demi par semaine), un médecin généraliste, un psychologue plein temps, un psychologue à temps partiel, un kinésithérapeute plein temps, une rééducatrice plein temps, neuf éducatrices et éducateurs, quatre institutrices, une assistante sociale à mi-temps.
Les principales techniques de rééducation employées sont :
  • Les rééducations psycho-motrices de toutes sortes (pratiquées par tous les enfants, individuellement ou par groupes).
  • Les rééducations intellectuelles, (orthophonie logique –méthode Diénès, calcul –méthode Jaulin-Mannoni, rééducation de la perception –méthode Frostif, etc.) pratiquées par tous les enfants, par groupes.
  • Psychothérapie et relaxation passive (individuellement, chaque semaine, plus de la moitié de l’effectif).


Ce que voient les pouvoirs publics

Il serait bien faux et bien injuste de laisser entendre que la vision des représentants des pouvoirs publics est uniquement réglementaire ou financière. Tous ceux que nous avons connus se sont montrés remarquablement sensibles aux aspects humains de nos problèmes et ont été souvent pour nous des appuis compréhensifs et sûrs.
Il n’en demeure pas moins que c’est d’abord sous l’aspect réglementaire que l’établissement apparaît aux pouvoirs publics.
Le « Manoir Emilie » est un institut médico-pédagogique pour enfants débiles moyens (Q.I 50 à 65) comprenant 50 lits d’internat, 20 places de semi-internat, 7 places de placement familial spécialisé. Il est contrôlé et inspecté par la direction de l’Action sanitaire et sociale, par la Sécurité sociale, par le juge des enfants, par l’Education nationale, etc.
L’établissement ne doit donc accepter que des enfants répondant à sa définition et ne pas garder ceux qui n’y répondent plus, ce qui nous met quelquefois dans une situation délicate lorsque des progrès sont à la fois rapides et fragiles ! Bien entendu, ses structures et son fonctionnement sont soumis à toute la réglementation en cours.


Ce que l’équipe du « Manoir Emilie »
voit d’elle-même

L’équipe du « Manoir Emilie » se voit certainement d’abord comme un mouvement, comme une recherche, une constante remise en question d’elle-même ; le « Manoir Emilie » s’est transformé en institut médico-pédagogique en 1963 seulement ; le mouvement a été rapide et incessant.
On peut dire aussi que ce mouvement a été facile pendant ces quatre années parce que le but à atteindre était clairement défini. Il fallait répondre le plus rapidement possible à toutes les exigences réglementaires, il fallait devenir le plus rapidement possible un institut médico-pédagogique correct, conforme aux définitions acquises.
Si l’on veut bien admettre que tel est le cas, nous nous trouvons en face de deux séries de constatations qui orientent l’actuelle recherche.


Un « centre de rééducations »
est efficace et nécessaire

Cette série de constatations est positive ; elle enregistre un certain nombre de succès indiscutables. Il est possible, grâce à des rééducations correctement conduites defaire passer un enfant au-dessus de barrières qui auraient marqué pour lui des limites infranchissables.
Des redressements inespérés, des acquisitions surprenantes sont parfois possibles.
Les techniques de rééducation ont fait la preuve de leur nécessité. Cette seule constatation suffit à établir une des lignes de recherche, un des axes du mouvement de l’avenir : une recherche scientifique, menée par des équipes multiprofessionnelles, pour améliorer ces techniques.
Bien entendu, les établissements n’ont ni les moyens ni la prétention de pouvoir mener seuls cette recherche ; ils peuvent cependant y contribuer dans la mesure de leurs moyens, ils en ont, en tous cas, le plus urgent besoin.


Un « centre de rééducations » est insuffisant

Cette série de constatations est plutôt négative, elle constate le caractère parfois morcelé, parcellaire et discontinu du travail de rééducation. Sur le plan social, tout d’abord, on ne peut qu’être angoissé par la disproportion entre les besoins et les possibilités ; les demandes d’admission s’accumulent à une telle cadence qu’on en est conduit à se demander si une multiplication suffisante des établissements est envisageable et si on ne devrait  pas penser à un travail de prévention comme à une première urgence.
Sur le plan individuel, et c’est encore plus grave, les définitions réglementaires sont telles qu’elles obligent souvent à faire rentrer l’enfant de force dans les définitions à la manière du géant légendaire de l’Antiquité qui mettait ses victimes à la taille de son lit en les allongeant ou en les raccourcissant chirurgicalement.
La prise en charge des handicapés mentaux par la collectivité est un progrès qu’il faut saluer et applaudir. Encore faut-il savoir qu’elle n’est actuellement effectuée par la Sécurité sociale que par assimilation de l’inadaptation à une maladie ; assimilation fort utile lorsqu’elle peut être effectuée sans acrobatie, mais fort nuisible à tous ceux qui ne présentent pas de troubles « reconnus ». Et, dans un domaine aussi nouveau, aussi mouvant, qui pourrait affirmer que le catalogue des troubles reconnus est insuffisamment complet ?
On doit ainsi souvent refuser d’accepter de prendre des enfants en rééducation pour le  motif « qu’ils feraient des progrès trop vite » ce qui poserait d’insurmontables problèmes lorsque le milieu familial n’est pas apte à les reprendre. Constatation paradoxale qui cependant a le mérite de nous obliger à élargir notre regard et à marquer à la famille sa vraie place, essentielle, dans la rééducation de l’enfant. De toutes manières, il serait faux de vouloir rééduquer un enfant sans s’assurer que sa famille pourra l’accompagner dans sa progression. Ce serait risquer d’agir de manière comparable à ces centres de soins de Calcutta qui prennent en charge les malheureux mourant de faim dans la rue, les nourrissent, leur redonnent des forces, puis les renvoient à l’endroit même où ils avaient été recueillis.


La famille, l’enfant, l’établissement

Il faut ici, lecteurs, rendre un juste tribut à votre association, à notre association désormais. C’est par votre action, et plus précisément par les personnes de MM. Matisson et Astruc que nous avons été interpellés et convaincus. Nous n’insisterons pas sur cette relation « tripolaire » si bien décrite par M. Matisson entre l’enfant, la famil le et l’établissement. Qu’il nous suffise de dire que de l’introduction à part entière des familles dans le champ de conscience de notre équipe est en train de transformer profondément notre vision des problèmes.
Nous n’envisageons de marche en avant, de progression de notre travail, qu’accompagnés par les familles, en libre dialogue, à égalité avec elles. Nous remercions sincèrement le Centre d’action contre les dangers de l’inadaptation de cet « élargissement du regard » qu’il nous a aidé à découvrir.
Nous pressentons d’ailleurs d’autres prises de conscience.
Par-delà l’indispensable traitement des troubles, n’avons-nous pas à redécouvrir le service de la personne de l’enfant ?
        

Au service de la personne de l’enfant ?

Nous ne pouvons ici que transmettre des pressentiments, des hypothèses, des interrogations.
Est-il raisonnable de séparer la prévention d’une part, le traitement et la suite d’autre part ?
Un exemple pratique courant sera le suivant : la Commission médico-pédagogique de l’Education nationale reconnaît un enfant comme inadapté, il sera placé en institut médico-pédagogique, peut-être assez loin de chez lui, puis en institut médico-professionnel, en un autre lieu encore, d’où on lui trouvera une place. Cette promenade, parfois tragique, de l’enfant n’est pas forcément inscrite dans la nature des choses.
Dans le système anglais, par exemple, un seul et même service a la responsabilité de la prévention, du traitement et de la suite ; c’est le Service de santé scolaire anglais qui reçoit comme instructions strictes de ne « placer » l’enfant loin de chez lui qu’en cas de nécessité absolue.
Serait-il impensable d’insister sur l’aspect « local » des établissements ?
Pour notre part, en tous cas, nous aimerions être tout simplement « cantonal ».
Peut-être d’ailleurs l’interrogation doit-elle aller plus profond : ne faut-il pas s’interroger sur la notion même d’ « établissement » ?
Trop souvent, chaque établissement est une île ; trop souvent, nous nous ignorons, nous travaillons à côté les uns des autres sans travailler ensemble.
Je crois d’ailleurs que c’est essentiellement notre faute et que nous pourrions vivre différemment dans le cadre réglementaire actuel.
Dirai-je pour conclure que l’équipe du « Manoir » s’éveille à la conscience des « autres ».
Nous commençons timidement à laisser pénétrer au cœur de nos synthèses, des réalités vitales pour l’enfant : sa famille, son avenir professionnel, la prévention possible, la post-cure nécessaire.
Nous voudrions pouvoir aussi nous situer au sein d’un ensemble coordonné, élargir la notion d’équipe à l’ensemble des efforts d’entraide vécus dans un même lieu.
Nous voulons un centre de rééducation.
Nous voudrions aussi pouvoir nous sentir un des moyens de l’équipe médico-sociale locale, qui regrouperait tous les efforts d’organisation, de prévention, de rééducation, de post-cure et d’animation pour permettre à un nombre plus grand d’enfants d’accéder, sans blessures trop graves, à la vie qu’ils auront choisie.
Pasteur A. Masson






Publié par Alain en juin 1966 dans « Dialogue »,

publication internationale de langue française

du Mouvement Chrétien pour la Paix





Réflexions 
sur le service


dans un Institut médico-pédagogique



Voici un texte qui nous a été envoyé providentiellement alors que nous terminions le sommaire de ce n°3 de Dialogue. Ce vivant témoignage illustre l’un des multiples visages du « service ».



C’est à propos d’un fort modeste Institut médico-pédagogique (I.M.P.) de Charente-Maritimes qu’ont été écrites ces lignes. La vie d’un I.M.P. est un travail d’équipe ; ici : une équipe chrétienne dans sa majorité. Le travail d’I.M.P. est technique. Les enfants qui nous sont confiés (débiles moyens) sont recrutés localement dans une région à bien des égards sous-développée ; une très petite minorité d’entre eux a une famille normale.

Evangile – Equipe – Technique – Souffrance – Attente – de ces mots « chargés », lequel dominera ? Lequel fécondera les autres ? Peuvent-ils former faisceau ? Pour nous conduire où ?

Les réflexions qui suivent n’ont pas de portée générale ; nourries d’une expérience extrêmement particulière, elles sont apportées pour information.





Le débile est pauvre


Dans le numéro spécial d’« Esprit » consacré à l’Enfance Inadaptée, le Docteur Olivennes Olievenstein nous présente ainsi le débile :
Ce qui le définit, c’est sa lenteur, son étourderie, son instabilité, sa turbulence, sa dispersion, ses faibles capacités d’abstraction. C’est un dysarthrique, dyslexique, dysgraphique, dysharmonique, dyslatéralisé ; un maladroit, un malappris, un malentendant, un malaimé. Tous les « dys » et tous les « mal » s’accumulent dans son dossier. Ce qui frappe, chez lui, ce sont les manques, les lacunes, les carences, la somme des handicaps qui sont accessibles à une rééducation, l’inégalité de ses aptitudes, la différence de ses performances…

Le débile est « pauvre ». Une pauvreté qui nous appelle et derrière laquelle nous devinons un visage au sourire familier. Pour nous, le débile n’est pas un malade un élève, un cas. Il est un « autre », un prochain.
Cette phrase si banale contient cependant à la fois un choix et un programme : le but du travail de l’I.M.P. n’est pas d’abord la « rééducation » comprise médicalement, ce qui dans la pratique existe assez fréquemment. On admet sur certificat médical, on décide de la sortie sur ordonnance médicale lorsque le quotient intellectuel a atteint les limites légales. Que deviendra l’enfant ? Là n’est pas la question.

Le but du travail de l’I.M.P. n’est pas non plus exclusivement la « réadaptation » de l’inadapté. Il ne s’agit pas d’abord de rendre des ouvriers et des ouvrières à la production nationale, comme le voudrait la théorie que défendait récemment un haut fonctionnaire du département : « Ne nous occupons pas des débiles profonds, occupons-nous d’abord des débiles moyens qui sont récupérables. »
Dire que pour nous le débile est un « prochain », c’est prendre parti dans un débat théorique sur le rôle des I.M.P., c’est choisir. Un « prochain » est « unique ». Il demande d’abord rencontre respectueuse, amitié, écoute attentive. Notre but : le conduire au bonheur qu’il a choisi ; et il semble que souvent ces « Pauvres » choisissent des bonheurs humbles : sécurité, stabilité, affection. Si nous voulons les écouter, ce qu’ils nous demandent, c’est de ne pas les abandonner. Ils voudraient pouvoir compter sur nous. Ils savent apprécier ce que l’on fait pour « s’occuper d’eux », comme ils disent, mais ils ont peur que nous ne soyons pour eux source abondante brutalement tarie, que nous donnions beaucoup mais pas pour longtemps.

Un « signe » pour le Pays du Marais

Notre « prochain » veut être connu, il veut être écouté ; il est prêt à nous donner sa confiance, mais il attend de nous un engagement qui ne trompe pas. La rencontre du Pauvre est mise à l’épreuve de la vérité de celui qui lui tend la main. Pour nous, l’annonce évangélique est à prendre dès maintenant au pied de la lettre. Le Pauvre nous juge. La qualité de notre amour est mise par lui à l’épreuve d’une manière dramatique puisque, comme toujours, il est la seule victime : nos faux amours le tuent, voilà le jugement.

Ceux qui ont atteint une certaine profondeur d’intimité avec les gens du marais racontent que ceux-ci voient l’Eglise comme une tradition, un souvenir (qui leur est souvent cher), un passé, comme un lieu de « belles paroles », comme un rassemblement commémoratif. Pour qu’ils croient que l’Eglise est un instrument d’amour et de paix, le lieu d’une présence qui sauve, il leur faudrait un signe : il faudrait qu’ils la voient se montrer servante efficace et désintéressée. Ils disent cela.

Je suis frappé de constater que dans le Nouveau Testament on parle avec beaucoup de naturel de non-chrétiens et de magiciens qui opéraient des miracles et des « signes ». Jésus a donné, avec prudence et parcimonie, des signes de sa puissance, dans la forme, de la manière dont on les attendait.
Je me demande, simple question personnelle, si l’Oeuvre de l’Eglise n’est pas appelée à être le signe d’Amour efficace et désintéressé que ce pays attend. Une organisation de placement familial spécialisé et de semi-internat nous pousse dans cette direction.

Il serait cependant naïf de croire qu’il suffit de faire quelques efforts pour ouvrir l’Œuvre sur le pays, pour recueillir sans aventure les fruits d’un beau témoignage. Il est difficile de plaire longtemps aux gens du Marais…
Avec les enfants du pays doivent normalement entrer dans l’œuvre les vexations interminables, les susceptibilités enfantines qui sont la vie quotidienne d’un pays dont les habitants ne savent pas vivre ensemble.

Notre témoignage sera critiqué, soupçonné, interprété, des manœuvres religieuses ou électorales nous seront prêtées. C’est normal.

Mais il y a et il y aura une question posée au pays. Autre est celui qui sème, autre celui qui moissonne, autre celui qui laboure… Dieu veut peut-être faire de cette Œuvre, pour ce pays, un soc de charrue qui brise et roule l’épaisse et stagnante conviction que « Dieu ne sert à rien et que tout ça c’est des affaires de femme… » Un très petit signe pour les gens du Marais, équivoque, ambigu, trompeur, comme tous les signes. Ce n’est d’ailleurs pas à nous de définir notre signification, mais, bonne ou mauvaise, elle sera cherchée. L’œuvre est regardée, interprétée, épiée, attendue, jugée. Dieu fasse que nous sachions lui laisser la place…

Technique et Témoignage

Nous parlons de « témoignage », mais des non-chrétiens ne font-ils pas le travail d’un I.M.P. et ne le font-ils pas, parfois, mieux que nous ?
Savoir si l’on peut, et comment l’on peut vivre ensemble travail technique et témoignage est pour nous une question centrale : le travail purement technique de l’œuvre se caractérise, comme toutes les autres techniques, par un détour apparent, une abstraction. Pour aller vers l’enfant, on passe par le dossier.

Le dossier, une somme d’abstraction et de séparations. Séparation entre les huit services qui constituent à l’heure actuelle l’Œuvre : séparation du domaine social, scolaire, médical somatique, médical psychiatrique, rééducation psychomotrice, etc. Abstraction : le quotient intellectuel, les carences psychomotrices, l’autisme, le désir du sein maternel, les observations, les graphiques, etc.

La technique qui sépare et abstrait appelle une coordination accrue : réunions d’équipe, réunions de synthèse, réunions des familles, des institutrices, des psychologues, des médecins. Le caractère abstrait et sévère de la technique rebute souvent ceux qui n’y sont pas préparés ; Ceux-ci soupirent après le bon temps où l’on faisait tout soi-même, supplient que l’on arrête la marche en avant. L’abstraction qui les entoure les effraie.
Faut-il donc nous arrêter devant la technique et la refuser ? Pour un I.M.P. c’est une solution purement et simplement impossible, pour toutes sortes de raisons dont je n’en donnerai qu’une : à l’heure actuelle les techniques de rééducation ne sont pas très efficaces, mais elles permettent cependant des progrès que l’enfant n’atteindrait pas sans elles.

Notre témoignage doit donc consister en une certaine maîtrise des techniques employées. L’équipe de techniciens doit avoir une âme. Pour le moment, c’est dans une certaine mesure ce que nous vivons. Ceci n’est nullement un sujet de gloire et nous a été purement et simplement donné.
Ce qui est intéressant, c’est que l’existence d’une équipe unie vers un but commun, qui cherche le sens de son travail dans la prière, a justement donné à la maison une richesse en techniciens anormale pour la région.
Il y a beaucoup de techniciens qui sont prêts à renoncer à bien des avantages pour travailler dans une équipe qui soit autre chose qu’une assemblée de techniciens. Notre expérience semble le prouver : nous n’avons plus vraiment de problème de personnel. Un certain nombre de gens de valeur viennent et restent… Une certaine manière d’utiliser joyeusement et sans illusions les techniques serait ainsi un aspect du témoignage attendu.
Prendre au sérieux les techniques c’est, je crois, non pas en avoir peur, les considérer comme des outils indispensables mais d’usage étroitement limité.
Les limites de la technique sont si vite atteintes que l’on pourrait dire qu’elle appelle l’intercession.

L’intercession, cet état d’impuissance où l’on a usé sans résultat les outils dont on disposait, et l’on se trouve mains nues devant une créature qui se perd. L’intercession, le moment où l’on prend conscience du fait que ce n’est pas contre la chair ou le sang, contre des oligophrénies ou des dyslexies que nous luttons, mais contre la puissance de la Mort ; et que ce n’est pas nous qui pouvons lutter.

L’intercession ne me paraît pas faite de formules ou d’appels au secours ; je la vois comme un état dans lequel on est établi et dans lequel nous travaillons : une connaissance intime de la vanité de nos efforts et une très grande libération pour multiplier nos tentatives. Ce qui bloque et immobilise, ce sont les peurs de toutes sortes. L’état d’intercession me paraît un état libre de peurs. Parce que les vrais résultats ne nous appartiennent pas, nous pouvons innover hardiment. Nos efforts sont nécessaires, de toutes manières ils ne seront pas suffisants.

Salaires et serviteurs

Il y a, dans l’Œuvre, ceux qui ne touchent pas à proprement parler un salaire : Diaconnesses et ménage pastoral. La majorité des membres de l’équipe est correctement payée ; on pourrait peut-être se demander où se situent le témoignage et la consécration d’une équipe dont la majorité est bien payée pour être là. Je crois que ce serait un faux problème. Une certaine qualité de relation vraie avec l’enfant peut être indépendante du montant du salaire. Cette qualité d’amour ne peut s’acheter, elle doit être donnée et reçue sans mesure. Tant d’autres choses que les questions d’argent peuvent la troubler ! la tentation des serviteurs bénévoles est bien souvent la pernicieuse recherche de compensations affectives !
La possibilité de recevoir un salaire normal paraît souvent un facteur d’équilibre pour les individus. La possibilité de donner un salaire normal est certainement un facteur d’équilibre pour l’Œuvre.
Il peut même arriver que l’œuvre, en employant à temps partiel des Serviteurs de l’Eglise, puisse contribuer à l’équilibre de l’Eglise locale. Par exemple :
une Sœur de paroisse, chargée de travaux manuels dans l’œuvre, peut avoir sa Sécurité sociale prise en charge de cette manière.
pour le ramassage des enfants du semi-internat (2 à 3 heures de conduite de car par jour) le tarif officiel est à peu près celui du traitement pastoral. Qui vivrait de ce travail pourrait consacrer le reste de son temps à d’autres formes de service du pays.
tel pasteur diplômé de psychologie pourrait en peu d’heures assurer sa subsistance et disposer de beaucoup de temps pour d’autres formes de service.

L’ Œuvre peut recevoir beaucoup de ces ministères annexes. Techniquement elle peut recevoir davantage qu’elle ne recevrait de la part d’inconnus, spirituellement ils font partie de l’équipe et peuvent apporter une ouverture à ceux qui travaillent à longueur d’année dans un cadre fermé. Eux ne sont pas limités pas les nécessités routinières de la maison ; ils peuvent vivre dans le monde du gratuit, de l’attente, de la contemplation dont l’Œuvre a tant besoin.

Tel un courant marin

Un récit local m’a toujours paru parabole : les courants marins sont puissants sur la Côte Sauvage. On raconte que deux hommes des environs, emportés par le courant loin des côtes, eurent le grand courage de se laisser porter hors de vue et pendant quinze kilomètres, sachant qu’en un point, enfin, le courant toucherait terre. Ils furent sauvés. A lutter contre le courant ils se seraient infailliblement noyés. Un courant marin est invisible, absolument ; on ne le connaît que par ses effets.
Pensant à cette maison, à tous ceux qui y ont souffert autrefois dans la solitude et la pauvreté, et pensant à toutes les portes qui se sont ouvertes, à toutes les bénédictions reçues, à toutes les possibilités offertes depuis une douzaine d’années, je me demande s’il n’existe pas des sortes de courants dans la vie de l’Eglise. Un courant fort et invisible porterait aujourd’hui l’Œuvre ? L’ Œuvre est attendue, espérée par les gens du Marais, nous l’avons dit. Elle est également comprise par l’Eglise locale. Dans la région même, l’attention qui lui est portée est réelle.
On dirait que la forme particulière du témoignage de l’ Œuvre est particulièrement accessible aujourd’hui ; particulièrement à des jeunes qui attendent de l’Eglise l’enseignement d’une piété qui soit nourrie des luttes et des efforts de leur personne tout entière et qui trouvent un espoir d’unité intériere dans le travail dans une Œuvre

Attente des paroisses : à une réunion récente du conseil presbytéral de l’Eglise locale, le Pasteur disait que l’histoire des quinze dernières années dans le secteur pouvait se définir en trois signes :

Dépérissement progressif des paroisses traditionnelles ;
Impossibilité apparente d'élargir le petit noyau de fidèles actifs ;
Développement spectaculaire des trois œuvres.

Il se demandait si ce qui se développe spontanément dans et autour des Œuvres n’est pas figure d’une des formes de l’Eglise de demain. Le Diaconat, espoir de l’Eglise locale, a en tout cas besoin des Œuvres pour se constituer.



Attente des Pouvoirs Publics : il faut avoir vu quelques réunions officielles dans ce domaine pour mesurer clairement à quel point l’argent et le pouvoir ne sont rien lorsqu’on n’a pas les hommes, et lorsqu’on n’a pas chez ces hommes, compétence, sérieux et dévouement.

« Vous avez de la chance de pouvoir travailler », me disait un haut fonctionnaire, « moi je sais ce qu’il faut faire et je ne le peux pas… »

C’est un aspect assez nouveau pour beaucoup d’œuvres d’Eglise que d’être « enviées » sans que cela soit vraiment justifié d’ailleurs. Ce qui est envié, c’est un état d’esprit, une atmosphère…

Beaucoup de portes sont ouvertes, beaucoup de chemins sont déblayés, le courant porte… C’est vers une spiritualité vécue de l’amour et du service, de l’intercession et de la rencontre que nous voulons aller. Un moment viendra peut-être où pour garder cette direction, il faudra quitter le courant favorable et lutter douloureusement contre lui. Pour le moment, il faut se réjouir de la convergence heureuse qui nous est donnée « pour ce jour ».



Alain Masson
 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire